By night
"Ne parlons pas de pardon, ni de tort ou de raison. Soyons seulement ensemble." (H.Miller, correspondance à Anais Nin)
Ses messages nocturnes. « Tu dors ? »
Ces phrases SMS lancées sans préambules ni manières, sans les ornements de la correspondance que j’affectionne tant. Directes et laconiques…, anorexiques.
Comme si de rien n’était. Comme s’il n’avait rien à se reprocher. Après presque deux longues semaines de silence. La psychologie masculine. Le bel oubli insouciant. Ne surtout pas faire surgir ces drames qui les effraient tant. Après tout pourquoi pas. C’est peut-être la meilleure solution. Hypocrite mais indolore. A quoi bon ressasser, ausculter les rancœurs et l'amertume, toutes ces explications que les femmes exigent toujours à cors et à cris, ces « il faut qu’on parle » qui n’arrangent jamais rien en réalité, sinon à replonger dans des marécages de mauvais souvenirs, de chagrins et de déceptions. Les sujets fâchent et les réponses ne donnent jamais satisfaction de toute façon. Malgré tous leurs efforts, depuis des millénaires, les femmes ne parviendront jamais à domestiquer les plantes sauvages que sont les hommes ; elles pousseront toujours n’importe où et n’importe comment dans le salon, dérangeant la table basse et le sofa.
Hier était hier et aujourd’hui, un nouveau jour, un nouveau soir… Alors pas de reproches, pas de questions. Vivons l’instant T neuf et affranchi de tout passé.
A 23h56, à 2h34, à 3h07, ses mots s’égrènent par petites poignées pendant que je flotte dans un bienheureux royaume d’inconscience. Je les découvre le matin, au petit-déjeuner, et malgré leur minimalisme, je ne peux m’empêcher d’être flattée à l’idée qu’il pense à moi, sous ses airs indifférents. La nuit. Surtout la nuit qui donne des couleurs plus intenses aux messages, aux appels. Ce monde parallèle, aussi fascinant qu’inquiétant, dont j’ignore presque tout et dans lequel il se faufile avec agilité et volupté. Quand je clos volets et paupières et me pelotonne craintive, il s’élance avidement à la rencontre de tous ces mystères, ces visages de la pénombre. Dans ce puits noir et bouillonnant qui dilue, assouplit les êtres contenus et sanglés dans leurs uniformes, leurs obligations, leurs occupations sérieuses du jour. La nuit, cet espace-temps élastique et flou où l'on se laisse aller, où les paroles, les gestes se délient, où l'on oublié les conséquences...
Mais je sais ce que signifient ses allusions masquées, ses demi-mots à une heure tardive. Il joue, il me teste. Voir si je suis aussi prude que j'ai bien voulu lui dire. J’aime le jeu lorsqu’il est bienveillant, innocent mais le sien me semble trouble, sournois… malsain. Il me déstabilise, m’angoisse, je n’en maîtrise pas les règles.
Même si imperceptiblement la partie semble s’être inversée en ma faveur. C’est désormais lui qui quémande et moi qui réponds (ou pas, audace ultime !). Presque froidement. Et cette (semi-) indifférence me donne une nouvelle force. Je n’attends plus rien de lui et ne suis plus disposée à le courtiser, à chercher son attention ou même à faire preuve de patience. Toujours cette étrange et triste règle des essuie-glaces : l’un s’éloigne et c’est alors que l’autre se rapproche enfin. Peut-être surpris que pour une fois je ne relance pas le dialogue, il s’est décidé à faire le premier pas.
Sur le ton indélicat d’un (petit) garçon capricieux, bien loin des textes ourlés que je peaufine des matinées ou des soirées entières, mais il a tout de même pris l’initiative.
Et lorsque j’imagine ce garçon si séduisant et magnétique, sollicité de toutes et tous, ce garçon bien au-dessus de mes moyens, saisir mon adresse e-mail, mon numéro sur ses écrans qui nous unissent autant qu’ils nous séparent, chercher à attirer mon attention, avoir envie de me voir, déferle en moi une joie profonde. La joie de ne pas avoir été oubliée, de compter -au moins un peu-, suffisamment pour qu’il ne se dématérialise pas, qu’il insiste même (« insister », j’avais fini par croire que cela n’existait plus dans ce monde de corps interchangeables) qu’un lien aussi ténu soit-il nous relie encore et qu’il accepte de ravaler son orgueil. Autant de maigres victoires qui comblent néanmoins l'affamée d'amour que je suis.
« Je n'ose pas t'appeler à des heures indues pour te proposer de l'imprévu... »
Je sais ce que sous-entend « l’imprévu » d’une heure « indue ». Une heure indécente pour un rendez-vous qu’il espère le sera aussi. Ces rendez-vous que l’on donne aux femmes avec qui l’on ne veut pas perdre de temps en bavardages inutiles. Ne pas perdre de temps, ce précieux temps dont les hommes sont si avares. Ce sont les rendez-vous où l’on peut conclure vite, sans prélude ni préliminaires et puis disparaître dans les ténèbres avant que le jour ne se lève. Les rendez-vous où le cœur est absent et amnésique. Voici tout ce qu’il veut bien m’accorder. Je ne vaux pas plus. Il faut assouvir l’appel de la testostérone, ce cri strident et impérieux pour lequel on emploie toutes les ruses, tous les stratagèmes, où l’on fait toutes les promesses que l’on ne tiendra pas.
Je le comprends, je ne lui en veux pas.
Mais je suis glacée, blessée. Qu’il ne puisse pas la faire taire ou au moins la mettre en sourdine pour moi. Cette concurrente redoutable, cette maîtresse insatiable qui obtient toujours gain de cause. Ce serpent venimeux entravant toujours mon chemin.
Oui, j’espère toujours, candidement, depuis mes 16 ans, celui qui voudra bien (m’) attendre. « S’il t’aime, il attendra » se répètent et s'avertissent les femmes de génération en génération. Et cette sagesse populaire féminine, peut-être un peu naïve, bien trop "fleur bleue", peut-être un peu ringarde (et plus de mon âge) m’est chère. J’aimerais, pour une fois, être plus importante que la pulsion pressée du bas-fond. J'aimerais vaincre cette adversaire.
Je ne veux, je ne peux pas être une maîtresse, le jouet d’une satisfaction purement hormonale. Déshumanisée.
Je veux être celle qu’on protège, celle dont on ne veut pas qu’elle prenne froid, qu’on prend dans ses bras, qu’on regarde dormir, celle à qui l’on chuchote des secrets, celle qu’on fait rire, celle qu’on console, celle à qui on caresse la joue et écarte une mèche de cheveux venue se perdre devant un œil, qu’on invite à venir faire des miettes sur son canapé et regarder un DVD, celle pour qui on s’inquiète, celle dont on appelle le répondeur juste pour entendre sa voix, celle qu’on emmène en vacances, celle qu’on présente à ses amis, ses parents…
Il conclut parfois nos conversations par un « Prends bien soin de toi », selon cette traduction impropre du « Take care » américain. Je trouve ça touchant même si j’ai souvent envie de lui répondre que je voudrais que ce soit lui qui prenne soin de moi…
« Alors peut-être pourrais-tu commencer par m’appeler à une heure non indue... »
Il a finalement demandé à quel moment je serai libre pour le voir… Un aprèm’ alors. Il viendra cette fois, promis. Je réfléchis…