« Love is a process, not an event » (2)
En ce jour de Noël, l’œil extérieur qui contemplerait le tableau que j’offre serait sans doute pris de pitié ou de sarcasme par son pathétisme aigu : une femme au brushing froissé en voie de mèches folles et éparses, ensevelie sous différentes strates de lainages et textiles divers et informes, pelotonnée sous un monticule d’édredons et de couvertures, fixe un écran d’ordinateur portable pour tout compagnon de réveillon.
Un deuxième écran en arrière-plan crache ses films à base de traîneaux tirés par des rennes (parlant), de dialogues sur un toit près d’une cheminée fumante, ses émissions clinquantes de présentateurs et bimbos en smoking et robes bustier satinés.
Sur le parquet, un plateau maculé de miettes et d’emballages usagés, où gisent un yaourt nature au bifidus actif et un sachet de chips barbecue en guise de festin.
Le cliché mordant de l’ultra-moderne solitude.
Dehors, les retardataires se pressent d’emplir leurs caddys des derniers « médaillon de bloc de foie gras de canard aux pommes et au pain d'épices », de « chapon farci aux cèpes, truffes et porto », de « bûche pâtissière au coeur de compotées mangue-passion et fruits rouges, et sa mousse mascarpone », « d'abricots balsamiques »…. L’industrie agro-alimentaire comble de ses titres alléchants et exotiques, les aspirations à l’originalité de la parfaite hôtesse de maison dynamique et créative. Sous des guirlandes et des banderoles multicolores, des caissières épuisées font carillonner, sous leurs bonnets rouges bordés de fourrure blanche et de petites lumières clignotantes, les cloches modernes de cette fête sacrée : le bip-bip des codes-barres. Sur un ton mécanique et triste, elles lancent un « Joyeux noël » après chaque encaissement.
Noël, cette fête qu’il est héroïque d’apprécier après l'âge de 10 ans… Ce drôle de cirque dont je ne sais plus vraiment quoi penser…, sans pour autant faire partie de la faune des « anti » qui se conforte (et se rassure) dans la détestation primaire de l’évènement familial –et commercial- culminant de fin d’année. Ce symbole d’amour et de paix aussi factice qu’improbable mais auquel on s’efforce tout de même d’adhérer dans un grand élan collectif et de conditionnement de plusieurs semaines de l’avant.
Au fond de moi, j’aimerais bien me perdre aussi dans ces réjouissances insouciantes et insensées, retomber en enfance, faire semblant le temps d’une veillée, d’une journée hors du temps si j’avais un port d’attache accueillant, une famille merveilleuse et aimante… Mais cela fait longtemps que je n’ai plus les réserves d’énergie suffisantes pour m’asseoir à la même table que mon père et revivre en sourdine tous ces repas du passé, ces tragédies sous le sapin. Oublier et prétendre que cela n’a plus d’importance : impossible... malgré ses efforts –maladroits- pour tisser de nouveaux liens, les prières incessantes de ma mère, la louve blessée qui n’a toujours pas renoncé à ses rêves de famille unie de petite maison dans la prairie.
Il incarne et incarnera toujours la figure de tant de maux, de peurs, de haine, de rage, de dégoût, de honte. La seule vision de son visage si froid et fermé, sa brusquerie indélicate habituelle, son égoïsme narcissique (qu’il m’a légué, comme tout le reste de ce que je n’aime pas en moi, aussi bien intérieurement qu’extérieurement, même si je lui dois en partie ma réussite professionnelle, son cadeau empoisonné), ses discours implacables n'acceptant aucune nuance ou contradiction, son pas lourd et menaçant : ce volcan de mauvais souvenirs que je tiens à garder endormi, ne surtout pas réveiller ses éruptions meurtrières, ses nuages de cendres toxiques…
Je ne supporte pas ces « conseillers » pétris de bonnes intentions et de morale mielleuses qui vous exhortent à « la réconciliation » : je ne me suis pas disputée avec mon père, il m’a juste détruite, -comme il l’a été dans sa jeunesse- ; même si ces ravages ont heureusement été atténués par l’amour et le soutien de ma famille maternelle.
« Les enfants commencent par aimer leurs parents; devenus grands, ils les jugent; quelquefois, ils leur pardonnent. » écrivait le très sage et pertinent Oscar Wilde. J’ai très tôt cessé d’aimer mon père, j’en ai longtemps culpabilisé puis j’ai fini par accepter son existence en le considérant comme un simple géniteur. Il m'est étranger même si nous sommes biologiquement liés.
Je lui ai pardonné car je sais qu’il a toujours pensé agir pour mon bien mais l’aimer, jamais, jamais je ne le pourrai. J’essaie juste de ne pas le détester, de le supporter pacifiquement, d’arracher de ma gorge quelques mots de convenance, d’intérêt poli pour sa santé, ses affaires –en déroute- lorsqu’il décroche, par malheur, aux appels que je destine à ma mère.
Ne pas lui faire (trop) de mal par ma distance irréversible, notre impossible rapprochement qu’il continue sans doute d’espérer, avec une foi déclinante vraisemblablement, au fil des années qui passent et de mes absences obstinées les 24 et 25 décembre.
Comme tous ceux qui ont eu à souffrir de leurs parents pour des motifs plus ou moins graves, il finit par m’inspirer de la pitié aujourd’hui dans sa déchéance progressive, son corps qui me semblait si massif qui se voûte, s'amaigrit, ses cheveux qui se raréfient, blanchissent..., ses regrets irréparables, ce gouffre dans lequel il s’enfonce et entraîne, à ma grande détresse, ma mère. Mais toujours son orgueil entêté qui refuse la moindre aide, de suivre le moindre conseil. Je me tiens donc à l’écart, j’essaie de ne pas me laisser ployer par leurs tourmentes, j’ai assez des miennes.
(suite à venir, après ce petit détour par mon père, le sujet devait fatalement être abordé ici, même si j’avais déjà eu l’occasion d’en parler… Ce récit est la suite de mon rdv de Noël, désolée de ne pas réussir à écrire en temps réel... )