"Le coeur est un chasseur solitaire" (2/2)
Près de quinze ans plus tard, je n’ai pas
beaucoup évolué…
L’adolescente obsessionnelle et murée est devenue une femme « encore
jeune », qui parvient tout juste à établir les premiers contacts, à
exprimer ses sentiments, à accepter l’idée d’attirance. Au moins verbalement.
Mais cette richesse de l’Autre, la connaissance profonde de toutes les strates
d’un être : cette sphère intime si passionnante et privilégiée me reste
encore hors d’atteinte.
Parfois je l’effleure, j’y suis admise provisoirement, par inadvertance…, avant
d’être rejetée brutalement. Interdite sans le sésame sexuel. Il n’y aura pas de
don de l’âme sans don du corps. Je suis condamnée à assouvir ma soif de
l’Autre, sans partage. L’espace temps qui me sépare du prochain message, appel,
rendez-vous est toujours plus pesant,
écrasant, infini... Ce vide qui s’étire, se dilate douloureusement. Et qu’il
faut remplir. Agiter et animer, même artificiellement, les
eaux stagnantes de cette relation croupissante. Je me livre encore et toujours
à ce travail obscur de violation de vie privée, de jardin secret. Exploitation
de données personnelles sans autorisation de la CNIL ni respect de la loi «
informatique et libertés »…
Découvrir dans les souterrains ce qu’Il me
refuse au grand jour. Apaiser cette brûlure de l’absence et du silence en
fouillant sans vergogne ses tiroirs et ses poches on line.
Je « googlise » son nom, son prénom. Elémentaire. Quelques réseaux
sociaux me fournissent les premières pièces du puzzle, parcours scolaire, nom
des établissements (huppés), la liste de ses films, ses playlist… Je regarde
les photos de ses vacances sur une plage à Malaga, de bandes d’amis qui
sourient sur un rocher ou la terrasse d’un café. Des barbecues. Des « délires »…
J’essaie de m’infiltrer, de contourner les
obstacles des paramètres de confidentialité.
Après le profil officiel, j’attaque plus sournoisement en saisissant ses
e-mails comme mots clés, cherchant à découvrir un éventuel pseudo. J’essaie
toutes les combinaisons avec ou sans espace, avec le prénom, le lieu de
localisation… Jusqu’à déterrer la mine, le gisement miraculeux : les
forums qu’il fréquente. Des centaines de posts à explorer qui viendront compenser
tous les messages qu’il ne m’envoie pas…
Je crains de tomber sur des sites scabreux, des combinaisons en latex, des
cravaches…
Mais rien de tout cela. Téléphone mobile, consoles de jeux vidéos… : mes
yeux avides et perplexes butinent le nectar de ses messages ésotériques à base de terminaux, systèmes
d’exploitation, configs, options « full », émulateurs et réseaux… Je m’amuse de ses interrogations pour « retourner au
vaisseau » ou sur « la taille des boulets ». Ce monde masculin
où l’on s’émerveille de tirer sur des ennemis, vaincre, combattre… tuer.
J’ingurgite toutes ces données techniques avec le même enthousiasme que s’il s’agissait
de mots d'amour. Et m’étonne de cette âme de « geek » que je ne
soupçonnais pas…
Grâce à la magie (noire) de la toile qui conserve toutes nos traces, je récolte
aussi ses messages d’étudiant, revente de places de concert (qu’il se dit prêt
aussi à échanger contre « une fille facile » à l’occasion…), travaux
de fac, plainte contre une agence de voyage peu scrupuleuse. Sa naïveté émouvante…
Il est aussi membre fidèle d’une étrange
communauté internationale passionnée d’art de vivre et de
« fashion ». Plus proche de l’image que j’en avais, je découvre ses
connaissances pointues des créateurs dont je n’avais jamais entendu le nom
auparavant. Ses recherches de vestes en cuir, boots, costumes, d’adresses de
luxe à New-York, Milan…, ses analyses détaillées et précises – en anglais- sur
les coupes, couleurs et qualité des matières… Le « guerrier » se révèle ici plus
coquette qu’une midinette shopping-addict, qui compare ses looks du jour (tout
de noir ou de gris à la beauté spectrale et austère), photos à l’appui,
parsemés de smileys roulant des yeux, rougissant ou hilare et même de
fleurettes, avec ses cybers-amis.
Au fil des discussions, ses sarcasmes et son snobisme, personnage auquel il
aime jouer, agacent ses pairs malgré ses interventions brillantes.
Alors qu’il est si avare en mots avec moi, il s’avère ici bavard et prompt au
commentaire prolixe.
Mais le meilleur reste à venir : son
blog. Pas un journal intime malheureusement, mais ses photos qu’il publie. Il
m’avait parlé –trop brièvement - de cette passion, sans mentionner
l’existence de cette adresse ni me
montrer son œuvre…
Aujourd’hui tout le monde fait de la photo (ou écrit un livre). Je ne compte
plus les collègues, amies ou leurs maris photographes amateurs qui se ruinent
en focales et autres objectifs perfectionnés, dévorent les revues techniques et
exhibent leurs joujous à la moindre sortie…
L’orgueil de poser SON œil sur le monde, livrer SON regard et espérer susciter
l’admiration, exposer, se faire remarquer… La crise du « J’aurais voulu
être un artiste » le w-e avant de retrouver leur tailleur et leur cravate,
les dossiers ennuyeux le lundi. Des clichés qu’ils entassent sur leur disque
dur et qu’ils n’ouvrent plus jamais ensuite.
Ses images défilent devant moi et je découvre le monde qui l’entoure, le monde
comme il le voit. Voir avec ses yeux. En noir et blanc ses rencontres de hasard
dans la rue : hommes aux mines cocasses, étranges ou dévastées, des femmes
en trench serrant leur sac à main contre elle (ce qui l’intrigue beaucoup
apparemment), soucieuse ou pressée, des minets gominés frimant dans leur
décapotable, des enfants construisant des châteaux de sable face à l’océan ou
tirés par leur mère, boudeurs…
Et puis surtout, contre toute attente,… des couples, des
« amoureux ». Des baisers volés sur un banc de parc, une étreinte sur
le pont des arts, des corps enlacés, des visages, des cheveux entremêlés, des
mains, des lèvres scellées, partout dans la ville. Pudique. Délicat. Terriblement
romantique…
Et la créature flasque et rose qui ne peut s’empêcher de se contracter, de
pratiquer l’une de ses petites convulsions douloureuses trop familières. Son cynisme
à Noël où il me déclarait être « célibataire par principe », se
moquant de l’amour avec ses « petits cœurs »… "On ne recherche pas la même chose..."
Je ferme les écrans, les interfaces, cette boule
de cristal qui m’a révélé ses secrets.
Le plaisir âcre et acide de tout savoir de lui ou presque. Pourtant, nous ne nous
parlons plus depuis bientôt 2 mois…
(texte correspondant à la période mars-avril
2010)