Un homme entre mes murs (2)
Suite de "Un homme entre mes murs" (1)
"J'étais passé
Pour prendre un thé
Caramel ou vanille
Bah non j'ai plus que vanille
J'étais venu
Pour dire des trucs pas terribles
Y a plein de travaux dans la rue
Tiens c'est marrant t'as la Bible
Sous un poster de Modigliani
J'étais passé prendre un thé
Et j'ai passé la nuit" (L'heure du thé, Vincent Delerm)
Il sera dans « mon intérieur » et le mot a bien sûr, me concernant, quelque chose d’ironique. Qu’en pensera-t-il ? Que remarquera-t-il en premier ? Qu’est ce qui l’étonnera, lui déplaira, le séduira ? Toutes ces micro-impressions qui nous assaillent lorsque l’on entre pour la première fois chez quelqu’un. Quelqu’un connu dans les lieux publics et qui subitement nous ouvre sa porte et nous donne ainsi accès à une nouvelle dimension. La face immergée de l’iceberg, le prolongement naturel et complet de ce que l’on a deviné à travers un style vestimentaire, des détails, son portefeuille, son iphone, son ipod, un bracelet, un cadran de montre et pour les femmes le plus révélateur, son sac à mains.
Il y a tout d’abord cette odeur si particulière, à la fois organique et matérielle, faite du corps, des secrétions, de lessive et de parfum, des aliments digérés, fourchettes léchées, des objets et des textiles, tout cet écosystème domestique qui fermente entre les murs. Baigner dans ce tiède liquide amniotique de l’autre. Ce mélange unique qui enveloppe ou agresse sitôt le seuil franchi. Aimer l’odeur de l’autre est si important parce que si primitif. Primitif donc primordial.
Alors c’est là qu’elle vit, c’est d’ici qu’elle pianote les messages qu’elle m’envoie le soir, d’ici qu’elle me téléphone, assise en tailleur sur ce tapis, ce fauteuil à médaillon. Ici qu’elle rit, qu’elle pleure, qu’elle s’emmitoufle dans son spleen. Il essaiera de reconstituer mes postures, mes habitudes dans ce cadre familier.
Etait-ce tel que l’on se l’imaginait ? Ce dépouillement, ce bric à brac, cette froideur, cette fantaisie, ces reliquats d’enfance, ces meubles hérités des grands-parents, ces meubles design, ces influences ethniques, ce futon japonais, ces couleurs criardes ou fades, ces couleurs qu’on aime ou mal assorties, ces bibelots ridicules ou touchants, ce tableau, ce poster… Toute cette faune personnelle que l’on adopte ou pas d’un simple coup d’œil circulaire.
Je suis toujours très curieuse de découvrir les « antres » masculines, les garçonnières comme on les appelle, ces « piaules », ces mondes étrangers.
Contrairement à moi, il ne se posera probablement pas toutes ces questions.
Parce qu’il « ne se casse pas la tête » comme il me l’a répondu lorsque je le questionnais sur ses préférences culinaires, sabrant d’un coup mon enthousiasme enfantin de maîtresse de maison que je ne suis pas, jouant à la dînette.
Il a finalement émis une préférence pour le salé sur le sucré. Pour le thé plutôt que le café ou la bière. Pour le thé vert plutôt que le thé noir (« à cette heure de la journée ce sera bien » a-t-il analysé, comme s'il se préoccupait de ces choses là). Ce qui m’a fait sourire. Cette image de lui sirotant un thé vert très zen comme sortant d’un cours de yoga… Mignon.
Même si les petits gâteaux seront ici remplacés par des nourritures plus relevées.
Ce sera un thé-appéritif. Je crois que j’aime bien le concept.
Il sera là, posé au milieu de mes objets familiers, de mon intimité. Il sera tout à moi, toute son attention tournée vers moi, ses mots confectionnés spécialement pour mes oreilles. L’ivresse de la possession, de mon exclusivité sur sa personne. J’essaierai d’esquiver ses yeux déshabilleurs, je craindrais toujours de lui déplaire, que ma peau se mette à luire, à rougir, que mes cernes saillent malgré le correcteur de teint appliqué en petite touches puis fondu dans l’ombre comme me l’a expliqué la conseillère beauté de Sephora. Je penserais à toutes ces menaces d’enlaidissement qui me guettent à tout instant. Je voudrais qu’il aime mon sourire, mes yeux qui deviennent vert à la lumière, ma silhouette soulignée discrètement par cette robe de femme-enfant, être désirable et féminine sans en avoir l’air, dévoiler la peau du cou, les poignets, gainer la finesse des jambes.
Je voudrai l’émouvoir et le troubler. Je voudrais sa douceur, sa tendresse. Je voudrais qu’il m’aime. Au moins bien.
Nous ferons la conversation comme on met une musique de fond, essayant d’enrayer la gêne première de se retrouver comme ça subitement face à face, si proches, après tous ces jours, ces semaines d’éloignement et de volte-faces. Je n’éprouve plus ce ressentiment qui me gangrenait ces derniers jours ; la balance s’est ré-équilibrée sous le fait de mes deux derniers désistements, pour « raison de santé », comme on l'écrit pudiquement sur les mots d’absence scolaires. Comme si lui avoir infligé, à mon tour, involontairement (ou inconsciemment ?), ces deux refus et qu’il ait manifesté un certain courroux, effaçaient ses propres impairs.
Nous sommes de nouveau à égalité. Ce n’est plus l’enclin fiévreux du début, c’est de nouveau la feuille blanche. J’ai réussi à m’alléger des attentes cancéreuses.
J’attends simplement de voir ce qu’il me réserve, ce que nous ferons advenir, resurgir ou pas… L’enchantement de la première fois ou le désenchantement…
Je voudrais lui confier toutes ces choses que j’ai goutées seule ces derniers temps, ces images, ces mots, ses pensées qui m’ont traversée, ses interrogations que j’empile en moi-même sans possibilité de les livrer parce que personne ne peut les comprendre, les recevoir. Lui montrer ce qui anime et peuple ma vie. Lui montrer, partager ce que je suis vraiment. Je voudrai trouver un écho. Je voudrais lui dire combien m’oppressent la solitude, ma fragilité, ma vulnérabilité, je voudrais lui dire que sa voix de gamin désinvolte, ses sourires m’ont manqué, que j’ai tant besoin de m’y réchauffer. Je voudrais lui dire les larmes, la nostalgie de l’enfance qui monte si souvent en bouffées incontrôlables, mon inadaptation à ce monde qui nous entoure, ma lassitude de jouer cette comédie qui ne m’intéresse pas.
Mes petites histoires, mes états d’âme l’ennuieront et j’en souffrirais. Je regretterais cette mise à nu inutile, trop grave, pesante. Lui qui n'aspire qu'à la légèreté et la gaité pétillante.
Je sentirais qu’il accomplit une formalité fastidieuse comme on écoute, contraint, la première partie d’un concert, en attendant le vrai spectacle. Je sentirais son manque et son insatisfaction, son envie de partir parce qu’il aura la sensation de perdre son temps.
Au fur et à mesure, je sentirais monter sa frustration. Ses efforts pour former des mots se raréfieront comme l'oxygène en altitude. Sa frustration de me parler au lieu de me toucher. Sa frustration de n’être qu’à quelques mètres de mon lit au bout du corridor, et de ne pouvoir m’y allonger.
Il pensera aux sous-vêtements qui dorment dans un tiroir de la chambre voisine, il s’imaginera des dentelles, des guipures, de la soie légère, des nuisettes tandis que j’aurais honte de ces soutiens gorges rembourrés, ces piteuses culottes en coton aux élastiques distendus, délavées que je m’obstine à porter parce que j’estime ne pas avoir la plastique pour m’enrubanner dans des apparats qui paraîtraient ridicules sur moi.
Toutes ces choses que je ne sais pas porter, pas faire.
Mon complexe d’infériorité. Lui si expérimenté, sûr de lui. Lui et le répertoire de son iphone gorgé de prénoms féminins prêts à jaillir, prêts à accourir, à se dénuder et à combler tous ses désirs.
Je lui demanderais alors s’il veut une autre tasse de thé…