La régle du jeu
« Je ne sais pas si j’ai envie d’accepter tes règles du jeu », m’a-t-il dit avec un léger sourire cynique.
Quel jeu ? Quelles règles ? Je n'ai en réalité été surprise qu'un instant avant de comprendre, avec stupeur, ce qu'il voulait dire.
L’amour (et toutes ses variations subtiles et sournoises sur le grand nuancier des relations modernes) n’est-il donc qu’un « jeu » ?
Peut-être après tout. Chacun avance prudemment ses pions, se cache derrière ses cartes, espère une bonne pioche, bluffe -fait parfois double jeu- et compte les points… Mais encore faut-il partager les mêmes règles pour pouvoir jouer. Chacun suit la sienne et tente, inconsciemment de l’imposer. Chacun s'accroche à ses principes, son mode d'emploi.
Je tente de faire fondre la façade, de détacher le masque au demi sourire ironique, je lutte pour ouvrir cette porte derrière laquelle il se dissimule, derrière laquelle se cache tout ce qui le constitue, ce fabuleux trésor : son être. Partager cet or, le seul qui me fasse rayonner.
Je grappille, picore tout ce qui me rapproche de cette vérité, cette profondeur, cette intimité là. L’intimité qui m’intéresse le plus, qui me captive pour laquelle je continue de chercher, d’attendre, d’essayer. Désespérément. La seule intimité qui peut me réchauffer, qui fait taire la famine intérieure, apaise la folie de ne pas trouver d’écho, de rivage à toutes ces marées qui affluent et refluent en moi. La seule intimité qui pourra me combler et transmettre, tel un métal conducteur, le courant qui électrisera le corps.
Je tente d’exister, humainement, personnellement. J’essaie de ne plus être un anonyme assemblage de chair et d’orifices, une proie à ses yeux mais de devenir « unique » et non plus « une parmi tant d’autres ». Tisser ce précieux lien. Je cherche à sortir du jeu justement, à ne plus jouer.
Il cherche à ne rien livrer, rester en surface, surtout ne pas se dévoiler, surtout ne pas s’impliquer. Esquiver les questions, ne pas en poser non plus. Ne pas s’approcher de l’être, surtout pas. Le contourner méthodiquement. Conserver le cellophane bien hermétique sur les zones sensibles qui protège de toute émotion. Maintenir la distance suffisante.
« J’aimerais apprendre à te connaître », le sourire gêné, agacé, la phrase qui le hérisse. Pourquoi ? Parce qu’apprendre à se connaître c’est s’attacher, c’est ne plus être simplement deux corps vides et géométriques qui se consomment sans rien donner. Deux corps qui sonnent creux, faux. La jouissance mécanique.
S’il me connaît, si je deviens « quelqu’un », il sait qu’il ne pourra plus se comporter en salaud, me traiter comme une « chose » qui satisfait la pulsion et que l’on jette après usage (voire que l’on recycle pour d’autres occasions). Il y aura la culpabilité, peut-être même le tourment, la souffrance, le manque, la dépendance. Il faudra faire attention. A moi.
Et tous ces problèmes, ces contraintes il n’en veut pas, il veut garder l’insouciance, l’irresponsabilité, l’immunité parfaites. Ne surtout pas laisser ce foutu lien prendre racine ! Il fait donc tout pour rester dans le jeu. Un petit jeu qui doit rester sans conséquences.
Nous brodons ce fil invisible et muet en filigrane de nos actes, de nos mots, des pas en avant, en arrière.
Nous cherchons à imprimer nos motifs, à faire suivre à l'Autre ce chemin, notre chemin.
Une sorte de (douce et plus ou moins adroite) manipulation, oui, parce que la manipulation est l’essence de toute interaction humaine (je ne comprends pas l’intérêt de tous ces manuels qui crient au grand méchant loup et nous apprennent à « nous méfier des manipulateurs » alors que nous sommes tous à la fois manipulateurs et manipulés à un moment ou à un autre, à notre insu), à laquelle l’Autre adhèrera ou non.
Et si l’un des deux ne se rallie pas à ce pacte tacite qui sous-tend l’avenir de la relation, alors la partie s’interrompt, le jeu n’est plus possible. Chacun range ses pions, ses cartes et part chercher un autre joueur, une autre joueuse plus conciliant(e), plus adapté(e).
Voici le problème : personne ne veut jouer avec moi ou plutôt ne veut jouer comme moi. Il est vrai que je ne suis qu’une petite joueuse…