Mon "quart d’heure de gloire"
Quand le temps a fini par m’arracher la robe insouciante de l’enfance pour m’offrir celle tant attendue de la féminité, je me suis sentie étrangement « déguisée ».
J’ai toujours aimé me déguiser. Jouer à être une femme, on
dirait que…
Alors au début c’était magique. Magique au sens littéral. La
sensation d’avoir hérité d’un nouveau (super)pouvoir. Celui de faire retourner les
dos, les nuques des hommes dans la rue, celui de les figer, les liquéfier sur place,
celui de les rendre dociles, prévenants, celui de devenir enfin une fille
populaire, la « pom-pom girl », la « reine de beauté », la
« ravissante idiote », celui d’être invitée au café, de ne plus
être "la copine de"… mais quelqu’un à part entière, quelqu’un qu’on « repérait »
dans la cour, sous le préau, quelqu’un
dont on demandait le nom, la c lasse…, à qui on faisait suivre des petits mots
quadrillés pliés en petits paquets compacts (les SMS et les MSN n'existaient pas encore à l'époque !)…
Le terrible et enivrant pouvoir de plaire. Instantanément, sans avoir rien à prouver, sans effort.
J'avais l'impression de m'être transformée en Jessica Rabbit (sans le décolleté !) ou en petit chaperon rouge de Tex Havery. Et cela m’amusait beaucoup. Je n'étais pas "moi", j'étais une héroïne, un personnage, une apparition. Tout cela était bien un jeu pas
vrai ?
Alors j’en rajoutais ou plutôt je raccourcissais… les jupes,
les tee-shirts, les pulls.
Court et moulant : c’était la règle. Quitte à frissonner les matins d'hiver en attendant le bus, à récolter angines et fièvres assassines.
Il fallait qu’on voit, qu’on me voit enfin. Etre regardée, après avoir tant regardé. Quelqu'un a dit : 'Les femmes ne vous regardent pas, elles vous regardent les
regarder." C'était bien en tout cas tout ce qui m'intéressait.
Considérée, enviée, admirée
surtout. Je guettais les regards éblouis, quêtais
les compliments comme une mendiante, comme une droguée attend sa dose, son
shoot de la journée.
Alors que les premières (et soudaines) marques d’attentions m’avaient
stupéfaite un matin d’été sur le chemin de la boulangerie, je suis rapidement devenue interloquée voire maladivement inquiète de ne pas attirer un regard,
un sifflement ou un mot vantant les mérites de ma plastique. La normalité n’avait
plus de sens dans mon monde narcissico-pathologique. Ces "compliments" ne me
rendaient pourtant pas heureuse, ils me dégoutaient même, mais ils m’étaient
paradoxalement vitaux.
Les livres de ma table de chevet avaient désormais disparu
et prenaient la poussière au grenier, remplacés par des revues clinquantes et
multicolores où s’affichaient sur papier glacé des starlettes et des
conseils pour faire briller sa chevelure, affiner sa taille, avoir une
bouche pulpeuse…
Il y avait parfois des chuchotements dans mon dos.
Allumeuse. Provocante. Vulgaire… Pute.
Mais je ne comprenais pas, je refusais d’entendre. Je ne
faisais rien de mal même si je sentais que cette pente m’entraînait vers des abîmes
à la vacuité effrayante.
Si les premiers jours de cette métamorphose avaient pu m’enchanter,
très vite je me suis sentie prisonnière d’une spirale, de cette image sans
relief que j’étais devenue et qui m’asservissait. Je cherchais à ressembler à une représentation, à ce nouveau "statut" qui m'avait été accordé, avec l'angoisse permanente d'entendre un "En fait elle n'est pas si jolie que ça." Comme les actrices déçoivent forcément lorsqu'elles sortent de l'écran et qu'on les voit "en vrai". Je n'étais plus "vraie".
Comme Marilyn (dont j'affichais religieusement les posters et cartes postales sur les murs de ma chambre) cherchait à
être toujours un peu plus blonde quand elle déprimait, je m’enfonçais dans
cette impasse de l’apparence et de la séduction purement physique. Je me
perdais, me trahissais chaque jour un peu plus dans une course vaine, où toutes les autres filles
étaient mes rivales sur le podium du succès de la superficialité.
Je les jaugeais, évaluais minutieusement leur
« potentiel » et tombais dans un profond désarroi paranoïaque si je décrétais
qu’elle me « surpassait ».
M’accrochant désespérément à ce petit trône fragile, cette illusion, je refusais d’admettre que mon soleil déclinait déjà, rattrapé par les désagréments des ébullitions hormonales. Ma période de grâce de Lolita aura été bien éphémère. A peine avais-je porté mes lèvres avides à cette coupe merveilleuse et dangereuse de la beauté juvénile, que l’on me retira brusquement son philtre diabolique pour me plonger la tête dans l’auge de l’adolescence ingrate…