La scène du baiser
Comment abolir les distances entre deux corps ?
Comment transformer un corps parlant et réfléchissant (trop) en matière silencieuse, sensorielle et voluptueuse ?
Quel sortilège, quelle formule pour accomplir ce tour de magie ?
Je suis face à lui, immergée dans la chaleur de son désir, sa dévotion, ses mains qui volètent autour de moi, de ma taille, de mes bras, son visage qui tangue langoureusement vers le mien.
Son attente si fiévreuse d'un baiser, d'une marque physique, son dû. Le hochet, le biberon que réclame impérieusement, rageusement le bébé. Il compte les élégants réverbères bec de gaz qui longent la somptueuse avenue du retour et déclare qu'à la fin de cette rangée lumineuse, son vœu devra être exaucé. Comme il soufflerait les bougies d'un gâteau d'anniversaire. L'irrésistible envie de lui faire plaisir se heurte à ma perpétuelle indécision. Cette plante vénéneuse qui toujours contamine et paralyse le corps.
Parfois je sens l'abandon qui m'engourdit délicieusement, la tentation de fermer les yeux et goûter à ce qu'il m'offre, mais très vite la sentinelle à peine ensommeillée sursaute et sonne l'alerte, rassemblant ses bataillons de discours, de réflexions, de raisonnements prohibitifs.
Je cherche à effectuer ces petits gestes, aussi simples et innocents qu'ils sont fondamentaux.
Ces petits gestes qui paraissent ridicules tant ils sont anodins et triviaux. Et en même temps d'une telle puissance et intensité.
La porte d'accès à cette autre dimension, la passerelle que je cherche à franchir, le signal de départ aux réactions en chaîne. Une paume se pose soudain sur le dos d'une main, une épaule, un bras nu. Deux épidermes, des millions de terminaisons nerveuses entrent en contact et font tout basculer, chavirer.
Toucher l'Autre, être touchée. Surnaturel.
Réussir à établir cette liaison primaire. Je m'approche de lui, j'avance mon front, mes lèvres, je réponds à ses frôlements, ses mains sont dans les miennes au prétexte de se réchauffer... Mais il y a quelque chose d'un peu contraint, de faux et je ne peux aller plus loin... Quelque chose m'arrête. Quelque chose manque. Les membres lourds, réticents.
Je ne peux pas accomplir ces gestes s'ils sont vides. S'ils ne sont pas l'expression d'un sentiment réciproque, d'une confiance. Je ne lis pas encore ce dont j'ai besoin dans ses yeux rieurs..., fuyants. La bienveillance, la tendresse, le don - et non pas la "prise"-.
Il ne mesure pas l'importance, la symbolique de ces gestes -tellement banalisés, insignifiants de nos jours- pour moi. Pour lui, pour tous, ce n'est "rien" ou "pas grand chose".
Simplement caresser des cheveux, les contours d'un visage, me blottir dans des bras, tenir une main ne peut être qu'un élan du cœur, le prolongement cutané d'une conviction intérieure. Et non pas la formalité obligatoire d'un rendez-vous pour répondre au désir pressé, narcissique de conquête...Malgré ces nombreuses années d'attente, ce désespoir qui me ravage, je ne peux toujours pas me résigner à séparer corps et âme, le premier ne pouvant que suivre le sens de la seconde.
Il m'a alors tourné le dos, maussade, et a disparu dans le halo de la flamme orangée du dernier réverbère. Celui qui n'a pas tenu sa promesse...