"Bonjour Mademoi... Madame..."
J'étudiais minutieusement une poudre matifiante minérale face à une rangée chatoyante de cosmétiques, lorsqu'une vendeuse au fond de teint barbecue lourdement appliqué, surgit dans mon dos en carillonnant d'un joyeux "Bonjour mademoi...", jusqu'à ce qu'arrivée à hauteur de mon épaule et alors que je détournais mon visage vers elle, apeurée par sa subite apparition dans mon monde tranquille "de pigments sans conservateur, ni parfum, ni corps gras", elle déclenche le drame de ma journée.
Elle s'arrête net, comme un véhicule pile devant un panneau de déviation et se mordant les lèvres elle rectifie abruptement son début de "Mademoiselle", qui allait presque me la rendre sympathique malgré tout, par un (très pesant et très violent) "Madame". MADAME.
Autant
dire que je n'ai absolument pas souvenir de la suite de son boniment,
tant résonnait en moi le mot du crime. Et surtout cette reprise qui
ne laissait absolument aucun doute sur le clair distingo qui s'est
opéré dans son esprit à ma vue.
Je suis sortie assez précipitamment
de l'enseigne sans, bien entendu, rien acheter de ce que je convoitais
(les services marketing devraient absolument former leur personnel à ce
genre de petit détail fort nuisible à la concrétisation de "l'acte
d'achat).
Le plus troublant dans ce (tragique) incident, c'est son retournement de jugement. De
dos avant de voir mon visage, j'avais dû sembler suffisamment jeune
pour être encore gratifiée d'un "Mademoiselle" mais dés que j'ai eu le
malheur de poser mes yeux sur elle, c'en était fini, je rejoignais
définitivement le camp des "Madames". Autrement dit des "vieilles
peaux".
Appellation d'autant plus mordante que n'ayant ni mari ni
enfants et moins d'expérience amoureuse qu'une gamine de 14 ans,
je ne me sens bien évidemment absolument rien de commun avec une
"Madame" (titre de civilité heureusement désormais aboli dans le monde
professionnel où l'on se nomme directement par ses nom et prénom, voire
par ses initiales, ce à quoi je me refuse catégoriquement). Je ne peux
pas être une "Madame", je ne suis qu'une enfant moi...
Dans la rue, je me suis longuement observée dans le miroir, traquant dans mon reflet, les signes de l'âge, afin de comprendre, saisir ce qui avait tellement changé en si peu de temps pour être ainsi chassée des rivages bénis de la jeunesse. Je n'ai rien vu de particulièrement marquant, pas de rides, pas de cheveux gris qui pointent. Je n'avais même pas l'air spécialement fatiguée. Et toujours la rondeur de mes joues que je croyais me conserver un air juvénile. Ne puis-je désormais plus être confondue avec une étudiante comme on me le demandait encore il y a peu ? Mais la fréquence récente des "Madames" (assenés la plupart du temps sans hésitation aucune) me signale qu'il y a indéniablement "quelque chose" qui a dû se faner. Des stigmates que mon oeil trop familier (et peut être trop indulgent) de mes traits ne peut sans doute pas déceler ni percevoir l'évolution réelle.
J'ai continué ainsi mon chemin, ruminant et maugréant, tentant de surmonter ce petit traumatisme de la vie ordinaire, de le rabaisser au rang de détail anodin sans importance qui ne va pas me gâcher la soirée (et auquel il va bien falloir que je m'habitue car hélas cela n'ira pas en s'arrangeant...), jusqu'à ce qu'une voiture sortant d'un porche m'arrête dans ma trajectoire. Je (m'im)patiente, cherchant à contourner l'intrus métallique, quand l'un des passagers s'en éjecte enfin et me lance "Désolée Mademoiselle, on vous libère la place !" Oui j'avais bien entendu, le mot chéri avait jailli spontanément, me réacceptant comme par magie dans les précieux rangs que je me refuse de quitter. "Oh mais ce n'est rien, je vous en prie", répondis-je avec mon plus gracieux sourire. Ma soirée était sauvée.