Dérogation au Modèle amoureux
Il y a ce modèle amoureux, cet idéal socio-culturel, injecté depuis l’enfance, par intraveineuse de contes de fée, de belles romances cathodiques, d’éducation citoyenne et démocratique, de traités psychologiques sourcilleux, de grandes théories sur le couple, le « foyer heureux ».
Les articles de la constitution délivrant la définition officielle du bonheur amoureux, d’une relation « saine et équilibrée ». L’égalité des chances, la parité hommes/femmes.
Un beau tableau brandi de part et d’autre, ces bons et mauvais points, ces choses à faire et à ne pas faire, ces choses à fuir ou à rechercher, le bon et le mauvais, les défauts et les qualités, le respect et la dignité.
Et puis en face, il y a la réalité, ce foutu et implacable principe de réalité auquel on n’échappe pas et qui fait tout voler en éclats…
Il y a ce que je ressens, ma nature, mes inclinaisons profondes que je ne peux pas réformer, éduquer, adapter à ce qu’on attend de moi, à ce que la raison, le Modèle, mes-proches-qui-veulent-mon bien me recommandent, me dictent. Je ne peux pas faire autrement que déroger.
Il y a ces hommes que j’aime incorrigiblement même s’ils ne ressemblent pas du tout au prince charmant. Ces princes cruels qui sont seuls capables d’éveiller un semblant de désir, d’émoi, de me rendre un peu femme. Comme celles qui succombent fatalement aux « bad boys », je ne résiste pas aux « sad boys ». Une variante toute aussi dangereuse.
Instable, immature, cyclothymique, fainéant, difficile, narcissique, jaloux, associable ou volage, moqueur, cynique, pervers, manipulateur, de mauvaise foi, insolent, excessif, irresponsable, imprévisible, insaisissable, enfant capricieux, mélancolique, triste, fou... Fou surtout.
Mais aussi drôle, théâtral, exalté, décalé, surprenant, émouvant, romantique (même s’ils font tout pour bien le cacher), romanesque, sensible… Sensible surtout.
Je fais partie de ces êtres attirés irrésistiblement par les mauvais choix, les mauvais partis, "les types qu'il ne faut pas", les mauvais signes et présages… Et s’ils font mon malheur, je ne saurai pas faire sans. Car aussi mauvais sont ces choix, ils me correspondent, ils me sont une évidence, une certitude.
Et je préfère m’y abîmer, en souffrir, en périr mais au moins me sentir vivre en accord avec ce qui coule dans mes veines.
Et puis après tout je suis aussi un mauvais parti, un mauvais choix. Reste à vérifier si la compatibilité existe entre les deux… Sans doute un beau désastre. Mais tant qu’il reste beau…
Vu de l’extérieur, j’ai bien conscience que ce que je vis avec le chat de Chester, ou du moins essaie de vivre, peut paraître comme « une grave erreur », que je devrais « laisser tomber ». Au regard des critères de normalité amoureuse, des prescriptions en matière d’épanouissement et de « bonnes bases solides », de l’avis des experts et de la rubrique psycho de Marie-Claire, je n’ai en effet rien à en attendre.
Mais c’est peut-être là où réside la solution, arrêter d’attendre quelque chose de précis, de préconçu et prendre ce que les hommes que j'aime veulent bien me donner : profiter de tous ces instants même fugaces de bonheur et de complicité, tous ces plaisirs minuscules qui me ravissent tant et cesser de les ternir en pensant à l’avenir ou en écoutant les Cassandres. Cesser de les gâcher par les reproches, le ressentiment, l’amertume qu’il n’ait pas dit ou fait ce que j’attendais.
Les attentes qui enflent comme des tumeurs sur mon cœur sont ce qui me tue.
Cela fait longtemps que j’ai quitté les rails d’une quelconque normalité sentimentale. Mon chemin est ailleurs. Un chemin plus escarpé, plus douloureux mais que je dois apprivoiser, accepter car c’est le mien et je ne peux l'éviter. Reste à définir mon seuil d’acceptation, jusqu’à quel point renoncer à tous ces jolis colifichets et ornements collectionnés depuis toutes ces années, faire taire ces cordes sensibles qui vibrent en moi… Cette balance symbolique et personnelle où l’on pèse d’un côté l’humiliation, la frustration et la déception et de l’autre la joie solaire, le bien-être, l’ardeur à l’Autre.
Ce qui se joue dans un couple, dans la séduction ne peut pas vraiment être jugé « de l’extérieur » car c’est au contraire quelque chose de profondément intérieur, d’invisible, de muet, y compris pour les intéressés. Ce qui en jaillit n’est qu’une pointe émergée de l’iceberg des non-dits et de l’inconscient. Il y a trop de replis, de poches, de trappes secrètes, de portes dérobées qui se cachent sous les apparences clinquantes ou pitoyables… En amour, il me semble qu'il n'y a que des cas particuliers.
Tous les conseils du monde, aussi avisés soient-ils ne sauraient aider (même si l’on est toujours tenté d’en quémander comme des radeaux auxquels se raccrocher dans la dérive). Seuls ceux qui sont impliqués peuvent découvrir non pas « les » mais « leurs » bonnes réponses. Leur modèle amoureux.