Fille perdue, cheveux gras (1)
"L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie." (A. Artaud, Le pèse-nerf)
"J’ai envie d’un shoot parce qu’il gomme le problème d’un seul coup." (Christiane.F)
Elle tire de son sac une pochette en cuir zippée, surmontée d’une étiquette portant ses nom, prénom et un n° de matricule. A l’intérieur, sont alignés des boîtiers rectangulaires translucides. Un pour chaque jour de la semaine, subdivisé en trois petits compartiments, matin, midi et soir. Ils sont tous copieusement garnis de comprimés bleus, roses ou blancs, de toutes les tailles, parfois scindés en deux. En me les désignant du doigt à tour de rôle, elle m’explique avec application leur fonction respective : celui-là contre les bouffées d’angoisse, celui-ci empêche les délires paranoïaques, l’un calme les crises d’anxiété tandis que l’autre régule les sautes d’humeur...
Pour chacun, elle me cite leur nom carabiné. La liste est impressionnante. Daily fix. Junkie légalisée.
Elle m’apprend que c’est un « pilulier ». Naïvement j’ignorais totalement l’existence d’un tel objet, n’ayant jamais eu de véritable traitement médical à suivre jusqu’à présent.
Drôle de petit coffre aux trésors, de grimoire magique renfermant les précieux philtres magiques pour la sérénité, la paix intérieur et un peu de bien-être. Peut-être pas le bonheur, mais l’arrêt, au moins momentané, de la douleur, de l’angoisse saline qui submerge la nuit, le jour. Celle qui terrasse les êtres, celle qui rend fou.
Elle s’est fait interner, volontairement, chez les fous d’angoisse. Chez ceux qui n’arrivent plus à supporter la maladie de la vie, qui ne s’y adaptent pas.
Ici ils retombent en enfance, on les nourrit comme des bébés à heures fixes et précoces, on surveille leurs allers-venues, leurs sorties pour lesquelles il faut obtenir une autorisation, avant de les expédier se coucher comme les poules, non sans les avoir dûment gavés de cachets sécables.
On les décharge pour un temps du lourd fardeau de leur liberté, de leur libre-arbitre d’adulte. On leur dit de nouveau ce qu’il faut faire, heure par heure. Ils retrouvent le cadre, les limites qui empêchent de sombrer dans l’infini. On leur prend la main, on leur raconte des histoires.
Il faut à tout prix empêcher les synapses de transmettre les messages négatifs.
Il faut endormir la matière nerveuse, la tromper, la détourner de ses sinistres obsessions.
Il faut lui faire croire que tout va bien comme une mère enjolive la vérité pour rassurer son petit.
Il faut réussir à prendre le pas sur la réalité, gommer le monde alentours. Réussir à l’annihiler à coups d’inhibiteurs et de gentils neurotransmetteurs.
Recréer un monde parallèle, virtuel. Un monde tranquille et inoffensif. Un monde de sérotonine et d’endorphine. La trêve biochimique.
Et aussi incroyable que cela puisse paraître, cela fonctionne.
La chimie, la médecine parviennent à vaincre la puissante machine de l'esprit, à dévier le cours des pensées, les empêcher de semer la terreur. Elle enveloppe de soie ses flèches empoisonnées qui s’échouent mollement contre leur cible, sans la blesser. Plus de frissons d’effroi, d’effondrement, d’abyme glacial. Plus grand-chose d’ailleurs…
Aujourd’hui elle a choisi la fuite chimique. Elle n’a pas su, elle n’a pas pu combattre, seule, l’ennemi intérieur.
Elle a pris du poids, son visage autrefois si fin presque anguleux est aujourd’hui bouffi, ses jambes ressemblent à des saucissons et son ventre forme un monticule dodu sous son tee-shirt. Elle a toujours sa splendide chevelure auburn que je lui enviais tant, mais elle s’amoncelle en algues grasses autour de son visage. J’y aperçois aussi quelques fils argentés en bordure. Elle a pourtant, à peine, 30 ans.
Elle a « craqué » comme disent les gens sérieux. Je n’ai jamais craqué bien que j’ai objectivement bien plus de raisons qu’elle d’y succomber. Chez moi, l’angoisse ne suinte pas, elle se solidifie dans mes veines jusqu’à les pétrifier, elle bouche les artères et m’étouffe parfois. Mais quoiqu’il advienne, je ne craque pas. Quoiqu’il advienne, je me réveille chaque matin, avec un métabolisme cliniquement sain en parfait état de marche. Le monde a toujours ses couleurs aussi dégueulasses, ses contours nets et contondants. J’encaisse tout de front, sans aucune atténuation, aucune pause. Jamais de fuite éthylique, nicotinique ou narcotique.
Je me lève et j’accomplis ma tâche, je répète chaque jour les mêmes gestes et déambulations de la vie normale dans le monde des vivants.
(Suite à venir...)