Il fait froid au paradis (fin)
Les passés amoureux s’esquissent, le sien surtout bien sûr. Je m’enhardis et le questionne sur la bague à son doigt, un anneau assez imposant de style celtique, qui m’intrigue. Il me révèle que c’est le cadeau d’une ex... Lui qui se déclare « célibataire par principe », affichant une moue de dégout à la mention du couple « monogame » est assez sentimental pour s’attacher à une bague, le symbole de l’engagement… « Cette bague c’est tellement moi… » ajoute-t-il rapidement, puis refuse d’en dire plus, regrettant même ce qu’il vient de confier, aiguisant à belle lame ma curiosité.
Je sens que je reste encore sur le seuil d’une porte qu’il refuse de m’ouvrir pour de bon.
Chaque minuscule parcelle de lui ne m’est livrée qu’après un âpre questionnement.
Pourtant il s’étonne de nouveau de parler « autant » avec moi, bien plus qu’avec ses amis me dit-il, et je sens gonfler de fierté et de joie la petite créature rose et flasque en moi.
Et puis c’est le cortège de ses conquêtes qui défile en ombres chinoises. « Les filles c’est toujours le même genre d’équation, toi tu es différente c’est ce qui me plait… ». Je cherche à extirper ce savoir féminin qu’il détient, quel genre d’équation, à une ou plusieurs inconnues ? « A plusieurs c’est encore mieux » s’empresse-t-il de répondre avec un large sourire, se réjouissant de l’allusion érotique que j’induis par inadvertance.
Que peut éprouver quelqu’un qui a serré tant de corps, goûté tant de peaux, de lèvres et de caresses ? Aura-t-il cette émotion, ce frisson qui me submergera si je m’abandonne à lui ? Je n’aurais pas la saveur de l’inédit, de l’inconnu… Je suppose que chaque expérience reste malgré tout unique même si les gestes sont les mêmes… Je crains d'être une simple modalité pratique, un énième froissement de chair. Etre spéciale. Inoubliable.
Il me laisse entrevoir un tourbillon flou de visages, bouches et corps consentants et audacieux, d’expériences de toutes sortes, sous des portes cochères, des lieux interdits, débridées, multiples, déviantes…
Des visions déferlent, je l’imagine en libertin dans des boudoirs tendus de velours rouges et de dentelles, au milieu de chandeliers de cristal, vêtu d’une chemise en soie à jabot ouverte sur son torse pâle et sec, ses lèvres sanguines plongeant avec voracité dans un essaim de jupes vaporeuses retroussées, de parfums capiteux et épicés…
Il cultive une fascination pour le divin marquis, ce qui me décontenance tout en m’amusant telle une enfant voulant jouer avec le feu. Dans quelle mesure dois-je le prendre au sérieux quand il déclare vouloir « me dominer », que je sois son esclave. C’était le but du petit jeu d’esquive et de manipulation qu’il m'a infligé cet été, m’avoue-t-il. Avec une maladresse touchante… L’apprenti manipulateur tombe le masque.
Il veut me faire (un peu) mal. Me vexer. M’humilier.
Il y a ces choses souterraines et sombres en lui, ces bas fonds, ces démons qui fermentent derrière son visage d’ange. Des choses que je ne comprends pas… mais qui m’attirent, pas en elles-mêmes, mais pour leur différence, ce qu’il est et ce que je ne suis pas. Ce qui m’échappe, ce mystère, cette complexité et ses arcanes, ces fêlures qu'elle recouvre.
Fantasme, fanfaronnade ou réalité ? Il s’inquiète de mon romantisme, de ma quête d’amour. « On ne recherche pas la même chose » assène-t-il soudain, me traitant de « pâquerette » tandis qu’il se définit comme un « loup », d’un « Valmont » face à une « Cécile de Volange »…
« Ce que je recherche »… Ces mots m’assaillent subitement. Je réalise que ce n’est pas un schéma préconçu de couple, de « papa-maman » comme il me raille. Ce n’est même pas l’amour au sens idyllique du terme. Je n’en demande vraiment pas tant, mais juste être bien avec quelqu’un. Passer de bons moments, arracher au néant, à la solitude, à la souffrance, quelques parenthèses enchantées ou simplement de sérénité. Aussi éphémères soient-elles.
Je veux mon île de paix, d’insouciance, de rires, d’écho réparateur et bienveillant. Cette séduction qui affleure et pétille à la surface de nos paroles, nos regards.
Son attention, son écoute, mon attention, mon écoute, une compréhension de nos êtres profonds.
Un lien qui m’arrime à la vie.
Je veux me sentir belle et désirée par lui. Je veux me faire belle pour lui, quelqu'un à qui faire plaisir, à qui penser. Que ses bras restent un refuge possible quand je serai prête. Même si je suis encore impuissante à répondre à son envie de m’embrasser, de me prendre la main... et puis le reste bien sûr. Aussi immense soit le besoin d’aimer qui m’habite, mon corps reste inerte, mon ventre vide, incapable d’élan, d’envie physique tandis que mon cœur s’agite et se heurte à ses parois. Comme ces paralysés prisonniers du scaphandre de leur corps. Le syndrome « locked in », « bloqué de l’intérieur ».
Je sens sa balance intérieure osciller brutalement dans un sens puis un autre, en ma faveur ou contre moi… Des courants contraires s’affrontent en lui. La tentation violente de renoncer, son impatience, son égoïsme hédoniste, son habitude de conquérir vite et sans effort mais… un petit quelque chose le retient. Un petit quelque chose qui l’emporte. Au moins pour ce soir…
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