Scène de la séduction moderne ordinaire
« Le seul charme du passé c’est qu’il est passé. Hélas, les femmes ne savent jamais quand le rideau est retombé. Elles veulent toujours un sixième acte et, dés que l’intérêt de la pièce s’épuise, elles se proposent de la poursuivre. (Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde)
Il était très empressé de la voir. Chaque jour elle recevait ses messages, écrits dans une langue ciselée et choisie. Des mots tendres et sucrés, roses et bleus. Des bonbons, caramels et chocolat comme elle les aime tant.
Parfois il l'appelait aussi, en fin de journée ou lors de la pause déjeuner, elle était toujours surprise et si heureuse en entendant sa voix. Surprise que quelqu'un pense à elle.
Sa voix douce et bienveillante qui lui susurrait de nouvelles cajoleries se diffusait et irradiait lentement tout son système nerveux jusque dans ses artères qui pétillaient en bulles joyeuses et en feux de bengale. Elle basculait alors dans cet état second, celui de la béatitude amoureuse où plus rien ne peut vous atteindre.
Cette sensation si rare d'être comblée par sa gentillesse et ses attentions, sa délicatesse et sa patience.
Toujours dupe, toujours si naïve et rêveuse, toujours prompte à croire que cette fois-ci ce serait différent. L'expérience amoureuse ne lui apprenait rien.
Lorsqu'enfin ils se sont retrouvés au crépuscule dans ce petit café mexicain, elle l'a écouté avec ravissement, le regardant boire un peu nerveusement ses verres de sangria, elle sirotant un peu honteusement sa boisson non alcoolisée, sous ses yeux qui tentaient de cacher leur déception.
La conversation ne tarissait pas, il y avait cette onde rare commune qui les unissait. Elle voulait tout savoir de lui, percer tous ses secrets, ses mystères, s'enivrer de son aura.
Sa grâce insolente de prince fêlé, sa rebéllion encore un peu adolescente, sa nonchalance d'enfant nanti, son enthousiasme, sa fougue et son humour un peu cynique. Elle aimait sa façon de vouloir la protéger, la préserver. Elle aimait son jeu de séducteur, ses joutes, ses allures blasées qu'il tentait de conserver pour masquer (mal) sa sensibilité, ses leçons sur la vie, l'amour qu'il tenait à lui donner alors qu'elle jouait avec ardeur son rôle de candide pour mieux l'encourager.
Elle voulait l'apprendre, l'apprivoiser au fil du temps. Il y avait cette fébrilité dans son ventre, l'envie de rester et en même temps l'envie de se retrouver seule pour penser à lui, dérouler son image, étendre son visage, le mouvement de ses mains tenant sa cigarette, dessinant des volutes dans les airs, ses mots devant elle et y repenser, s'en gorger au ralenti, en plan rapproché, les retourner, les soupeser, les admirer avant de les graver soigneusement en elle. Elle avait besoin, comme toujours de temps pour que le désir s'imprime en elle. Du temps pour convertir ses sensations primitives en actes concrets, pour passer de la parole au geste, de l'esprit au corps.
En la raccompagnant chez elle, il avait esquissé un geste autour de sa taille, elle avait souri mais s'était dégagée légèrement. Elle lui a fait comprendre qu'elle ne voulait pas brusquer les choses, d'abord mieux le connaître, passer du temps ensemble. Qu'elle avait besoin de ce temps, qu'elle n'avait pas le désir immédiat, que la chair était lente chez elle. Qu'elle voulait les longues promenades, les conversations alanguies, les déclarations enfiévrées comme Octave et Madame Pierson.
Ces demandes colorèrent étrangement son sourire de vainqueur, qui se muait davantage en un rictus. Il ne dit rien mais il parla de fumée, de fleurs de pavot, les fleurs de l'oubli. La prémonition de l'homme sable. La différence est qu'il l'aura prévenu même si elle n'osait croire que ce début si prometteur put être interrompu si brutalement, sans un regret, sans une hésitation. Comme toujours, elle s'était crue un être humain et non une simple proie sexuelle. Comme toujours elle croyait à la possibilité d'une île.
Mais ce funeste présage ne tarda pas à prendre effet sitôt sa silhouette disparue à l'angle de la rue. Le silence et l'absence reprirent leur droit. Elle ne le reverra jamais. Elle ne lira jamais plus ses mots ni n'entendra sa voix. Elle n'aura pas d'explication, pas de deuxième chance, pas de retour en arrière. Inutile d'insister, d'argumenter et encore moins de pleurer ou de supplier.
Ses appels ne joignirent plus que la voix de l'automate, ses messages restèrent lettre morte. Les sonneries et les mots dans le vide. Car lorsque le rideau est tombé, il ne se relève jamais.
Oui, sans doute elle ne choisissait pas les hommes qui sauraient l'attendre, les hommes fiables et respectueux. Mais on ne choisit pas ses attirances comme on investit dans la pierre...