Mon corps au bois dormant : Une si longue enfance… (2)
Odeur de sueur, de baskets et de déo Narta : la première épreuve avait lieu dans les vestiaires, antichambre de mes souffrances.
Là je prenais chaque fois un peu plus cruellement conscience,
et sans possibilité d’esquive, de mes déficiences corporelles quasi
extra-terrestres.
La vérité plantureuse me cernait et m’enlevait tout échappatoire
pour minimiser ou tempérer mes lacunes morphologiques.
Au fil des semaines, les maillots de corps se muaient en brassières avant de revêtir fièrement leur premier soutien-gorge au gré des arrondissements respectifs, chacune s’observant à la dérobée et accueillant tacitement la nouvelle dans leur clan de jeunes filles en fleur.
Revêtir ma tenue de sport était un vrai exercice d’agilité en soi : retirer d’abord lentement les mocassins ou paraboots, lentement, le plus lentement possible… et puis avec la rapidité d’un sioux transmuter le pantalon en survêtement bouffant où mes cuisses de sauterelles se dissimulaient peureusement. L’opération la plus délicate était gardée pour la fin : « la pose du tee-shirt », savant tour de passe-passe entremêlant manches et hauteurs successives de tissus évitant toute exposition malencontreuse.
Alors que je me perdais dans mes manœuvres malhabiles ne sachant plus où passer tête et bras, les gorges généreuses, sphères souples et fraîches, s’épanouissaient autour de moi, pigeonnant dans des balconnets fleuris, vichy ou déjà pour les plus audacieuses des guipures de dentelle et de soie. Se touchaient mollement lors des têtes piquées vers les sacs ou lorsque les mains s'agitaient vers le haut pour ajuster une queue de cheval ou retenir quelques mèches avec des épingles.
Tandis que je me recroquevillais dans ce vestiaire boudoir, elles se changeaient insouciantes, comparant et se complimentant de leurs dessous respectifs, recommandant forme et bretelles assurant un meilleur maintien… Prenant des airs de conspiratrice quand elles chuchotaient aux oreilles des initiées pour quémander quelques Tampax dont l’usage me restait bien mystérieux.
Toutes discussions qui m’étaient bien sûr formellement
interdites.
J’étais le vilain faune au milieu des nymphes.
Le cœur serré au milieu des cœurs croisés.
L’effrontée Gainsbourienne au milieu des Sophie Marceau-Vic
Berreton.
Relever la tête c’était irrémédiablement sentir les pointes
accusatrices et moqueuses de ces bonnets bien garnis vers mon polo outrageusement
plane.
Partagée entre l’envie de les observer minutieusement et cliniquement
afin de percer le mystère de leur création et de les ignorer, il m’était de
toute façon bien difficile de ne pas les apercevoir.
J’étais alors toujours mortifiée
par la réalité de ces hémisphères ronds ou oblongues, si pleins et si concrets
alors qu’ils semblaient vaguement spectraux sous la maille et le coton.
Jaillis
comme par magie de part et d’autre d’un sillon ombré, sur des bustes parfois tellement
menus. Gonflés comme des voiles en plein mistral, joyaux à la fois arrogants et
tendres dans leur moelleux et laiteux écrin, surmontés de petites rosaces
framboise, groseille ou lilas. Seins de bergère ou de courtisane, comme moulés
à la cire ou sculptés par des mains d’orfèvre dans une apesanteur de
« mollesse ferme ».
Ils contrastaient parfois curieusement avec les visages ingrats de leurs propriétaires dont on ne soupçonnait pas de telles œuvres botticelliennes sous leurs pull-overs informes, ou paraissaient pornographiques sous les visages encore enfantins.
Les seins semblaient avoir une vie autonome, une puissance occulte, souveraine qui m’échappait désespérément.
Quel était leur secret ? Comment avaient-elles façonné de telles prouesses ? Quel était le théorème, la leçon à apprendre, le dieu à prier ?
J’étais dépassée, laminée, terrassée par le débordement de
leur féminité florissante et voluptueuse, moi la brindille sèche, le coton-tige
qui devrait bientôt rembourrer du premier mes petits pois roses anémiques.
Et c’est donc au milieu de ces amazones aux physiques de pom-pom girls et aux bustes ceints de cette fameuse dénivellation horizontale tendue à bloc, que je comparaissais pour mon exécution publique…